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mercredi 19 novembre 2025
Antananarivo | 14h07
 

Editorial

Corruption systémique : le système invisible qui fait tourner Madagascar

mercredi 19 novembre | Lalatiana Pitchboule |  504 visites  | 2 commentaires 

Un système où l’informalité n’est pas une dérive mais une architecture fonctionnelle

S’il y a un mot qui aujourd’hui rime avec « Refondation » c’est bien « Corruption »… Ou mieux « anti-corruption »… Difficile de ne pas applaudir quand certains réseaux criminels, mafieux et notables jusque-là intouchables commencent enfin à être inquiétés…Difficile aussi de ne pas remarquer qu’on ne parle pas encore de tout le monde — que certains gros prédateurs de l’ère précédente semblent mystérieusement hors champ.

Dans ce contexte, trois dangers sont évidents :

  1. Une chasse aux sorcières imbécile en forme de règlements de comptes politiques plutôt que traitement des problèmes structurels.
  2. Une justice sélective, qui exhiberait quelques coupables tout en laissant filer les gros poissons — spécialité locale (le brevet du filet qui laisse passer les gros poissons est un brevet malagasy).
  3. Une vision simpliste, qui réduirait le problème à quelques individus, alors que la corruption est en fait un véritable élément d’infrastructure du fonctionnement socio-économique du pays.

Madagascar vit aujourd’hui dans un système où l’informalité n’est plus un dysfonctionnement : c’est le mécanisme central qui fait tourner l’ensemble.
L’État formel existe sur le papier. Mais l’État réel fonctionne à travers les intermédiaires, les arrangements, les rentes, les réseaux.
Et ce système n’est pas né d’hier.

Je revois encore, dans les années 60, mon grand-père, mpanera respecté, grand, élégant, imposant, planté sous les arcades de l’ancien Hôtel de Ville. On venait le voir pour tout : papiers, certificats, procédures, litiges. On le saluait comme on salue un notable. À l’époque, le gamin que j’étais n’y voyait que du prestige. Aujourd’hui, je réalise qu’il incarnait un mode d’accès au droit… Et qu’il ne s’agissait pas d’une anomalie mais bien d’un rouage.

La relation directe entre l’usager et l’administration n’a jamais été la norme. Le mpanera était (et reste) ce qui permettait au système de fonctionner malgré sa fragilité.
Et cela ne relève pas du folklore : il s’agit d’une logique institutionnelle parfaitement rationnelle dans un État sous-dimensionné, sous-payé, sous-équipé… Et plongé dans l’incertitude permanente.

La pauvreté structurelle : le carburant du système

La majorité de la population vit en dessous du seuil de pauvreté.
Dans ces conditions, la frontière entre “paiement parallèle” et “service accéléré” devient floue.
Pour l’usager, l’enjeu est clair : réduire le temps perdu, réduire l’incertitude, éviter la paralysie administrative relève de logiques de survie.
Pour l’agent, la réalité est brutale : salaires insuffisants, absence de perspectives, besoin de survie économique… Tiens, on parle encore de survie …

Résultat : chacun “arrange” ce qui peut être arrangé. Non pas par goût, mais par nécessité structurelle.
Ce n’est pas un problème individuel : c’est une économie politique complète où la règle non écrite est plus forte que la règle écrite.

Une chaîne de valeur informelle : du guichet au sommet

Contrairement au cliché que l’on a qui réduirait la corruption à une somme de petites magouilles isolées, Madagascar fonctionne avec une chaîne de valeur informelle parfaitement hiérarchisée.
À la base on a l’usager qui demande… Puis le petit intermédiaire qui facilite … Et ensuite l’agent qui débloque.
Plus haut … Les autorisations coûteuses, les permis, les attributions foncières, les imports, les marchés publics.
Et tout en haut : le jackpot, où la rente sert à financer des loyautés politiques, des clientèles, des coalitions.
Ce n’est pas un “dérèglement” : c’est le business model caché de l’administration.
En pratique, la corruption joue deux rôles : elle fluidifie ce qu’un État sous-capacité ne parvient pas à faire. Elle finance des positions administratives sous-rémunérées.

Dès lors, toucher un maillon, c’est toucher toute la chaîne. C’est perturber une économie parallèle qui fait vivre des milliers de gens et consolide des équilibres de pouvoir.

L’opacité administrative : une ressource, pas une faiblesse

On croit souvent que l’opacité est un défaut. ERREUR !!! … c’est une ressource stratégique.
Procédures non disponibles, délais incohérents, instructions contradictoires, guichets multiples : ce chaos n’est pas fortuit. Il produit une asymétrie d’information qui rend l’intermédiaire indispensable.
Dans un système limpide, le mpanera serait inutile.
Dans un système opaque, il devient le seul guide fiable. Et à Madagascar, l’opacité est le principal capital politique de certaines strates administratives.

La gouvernance politique s’appuie sur l’informalité

Les réseaux d’intermédiation ne survivent pas malgré le politique : ils survivent grâce au politique. Ils permettent de distribuer des faveurs, de consolider des clientèles, d’acheter des loyautés, de contourner les lourdeurs du droit … Et de stabiliser des alliances.
L’État formel et l’État informel cohabitent. Le premier donne la légitimité. Le second donne l’efficacité — et les rentes.

De fait, supprimer l’un sans reconfigurer l’autre crée une crise systémique.
C’est pour cela que chaque “opération anticorruption” qui s’attaque aux individus sans s’attaquer aux structures échoue mécaniquement.

Un État sous-équipé et sous-financé depuis 60 ans

Le problème n’est pas que moral. Il est budgétaire et structurel.
Depuis l’indépendance, Madagascar n’a jamais financé une administration capable d’exécuter les lois qu’elle produit. Résultat : effectifs insuffisants, moyens dérisoires, outils obsolètes et procédures ingérables.

L’administration fonctionne en sous-capacité permanente. Le guichet, saturé, devient une zone grise où l’improvisation est la seule option et où l’informalité comble le vide. Et ce déficit de capacité devient héréditaire : il se transmet d’une génération d’agents à la suivante.

L’économie politique de la corruption : une question d’incitations, pas de morale

La corruption généralisée n’est pas un défaut moral collectif.
C’est un alignement d’incitations :

  • La règle coûte plus cher à suivre qu’à contourner.
  • Le droit n’est jamais garanti sans intermédiaire.
  • La sanction est improbable.
  • La survie dépend souvent de la rente informelle.
  • Le pouvoir politique distribue des positions qui donnent accès à ces rentes.

Dans cet environnement, être “vertueux” n’est pas seulement difficile : c’est économiquement irrationnel. C’est pour cela que les campagnes moralisantes ou les discours de bonne gouvernance ne changent rien.
Elles oublient la mécanique centrale : les incitations.

Pourquoi les politiques anticorruption échouent elles systématiquement ?

Les approches classiques — commissions, lois, campagnes publiques — échouent parce qu’elles reposent sur trois postulats faux :

  1. Elles supposent un État capable, alors que l’État réel fonctionne par compromis et médiation.
  2. Elles ciblent des individus, alors que la corruption est un écosystème complet.
  3. Elles créent plus de normes que d’outils, et donc… de nouvelles opportunités de rentes.

L’anticorruption devient parfois un instrument politique ou de vengeance politique… Et non un outil de réforme… Pourvu que les Instances Hautement Supérieures guident les initiatives du pouvoir actuel … Et de son pouvoir judiciaire.

Les facteurs de verrouillage : pourquoi le système se reproduit il ?

Le système se perpétue parce qu’il reste parfaitement logique pour ceux qui y participent. Il garantit d’abord une manne économique considérable, dont dépendent directement ou indirectement des centaines de milliers de personnes. Il assure aussi une véritable utilité sociale, puisqu’il offre des solutions concrètes là où l’État n’en fournit pas ou plus. Faute d’alternative crédible — aucune procédure officielle n’étant plus rapide, plus simple ou plus fiable — il devient la voie la plus rationnelle pour avancer.

À cela s’ajoute un coût politique immense : ces pratiques entretiennent des réseaux de loyauté sans lesquels certains équilibres de pouvoir s’effondreraient… BIM !!! … Et, pour finir, l’informalité s’apprend comme une norme dès l’entrée dans l’administration, ce qui en fait un comportement transmis, reproduit et intégré naturellement par chaque nouvelle génération d’agents.

La machine est cohérente.
Changer une pièce ne change rien tant que l’ensemble ne change pas.

Les éléments d’une transformation réaliste

Les expériences réellement concluantes montrent qu’une transformation durable repose sur plusieurs mouvements complémentaires.
Digitaliser les démarches pour réduire les zones de rente ; simplifier les procédures , réduire les autorisations et raccourcir les circuits ; revaloriser de manière ciblée les salaires, mais de manière ciblée et liée à des objectifs précis et mesurables sont des mesures essentielles à une véritable réforme en profondeur … On le sait …

On le sait aussi qu’une vraie réforme suppose une capacité REELLE à sanctionner les NIVEAUX SUPERIEURS en protégeant les lanceurs d’alertes, sanction sans laquelle rien ne changera en profondeur.
On sait aussi qu’une vraie réforme exige enfin de créer des formes alternatives de sécurité économique pour ceux qui perdront leurs rentes informelles … Sans oublier la nécessaire stabilisation de l’administration afin de limiter les rotations politiques…. Qu’on arrête de changer les techniciens à chaque changement politique pour répondre à l’enjeu de satisfaire de nouvelles alliances … On prend 10 ans de retard à chaque fois…

Mais un tel programme ne peut réussir que s’il est vu cohérent… Que s’il est, mené selon un calendrier maîtrisé et soutenu par une coalition institutionnelle suffisamment solide pour ne pas céder aux résistances internes.

Aujourd’hui, on peut pourtant avoir le désespérant sentiment que, au plus haut niveau, certains ont entretenu délibérément ces dysfonctionnements … Dysfonctionnements qui ont permis de garder sous contrôle la population… Peut on espérer qu’on y mettra fin ?

Maintenant qu’on sait… Y’a plus qu’à…

La corruption malgache n’est pas un accident.
C’est un système complet, logique, résilient, rationnel dans son environnement.
Le combattre exige autre chose que des discours : il faut reconfigurer les incitations, les capacités et les équilibres politiques.
La tâche est … Au moins immense….
Mais il n’y a pas de refondation possible sans elle.

Patrick Rakotomalala (Lalatiana PitchBoule). 18/11/2025
Les Chroniques de Ragidro

Références :
Michael Johnston — Syndromes of Corruption
Madagascar correspond au modèle des « oligarchies et cartels », où l’État faible dépend de réseaux privés.
Jean-François Bayart — La Politique du Ventre
L’État postcolonial africain est un État “patrimonial”, où la corruption est un mode d’intégration sociale.
Chabal & Daloz — Africa Works
La corruption n’est pas un dysfonctionnement, mais une pratique rationnelle dans un système où la règle est l’exception.
Joel Migdal — Strong Societies and Weak States
Quand la société est plus forte que l’État, ce sont les réseaux, pas les institutions, qui dominent.

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2 commentaires

Vos commentaires

  • 19 novembre à 11:04 | Vohitra (#7654)

    Bien sûr, bien sûr Lalatiana, le système est devenu pérenne et semble bien ancré pour une alternance mafieuse toujours en vue de la domination d’un capitalisme crapuleux de rente au profit d’une nouvelle bourgeoise prédatrice à chaque changement de régime politique.

    Le CSI ou Conseil pour le Sauvegarde de l’intégrité qui chapeaute l’ensemble du système soi disant anti-corruption (BIANCO, ARAI, PAC, SAMIFIN) a été autrefois dirigé par une ancienne juriste de Harvard School of Law... avec les résultats que l’on constate dans la situation lamentable du présent !

    L’architecture institutionnelle ne suffit pas, l’existence de texte de loi ne suffit pas, l’existence d’une Constitution ne suffit pas...

    Qu’est-ce qui fait défaut de façon cruciale ?

    La volonté affirmée et la mentalité pour s’y faire !

    Parce que l’idée est venue de l’extérieur de la Nation... Mme Eva Joly du temps du laitier y était pour quelques choses assurément...

    Romy Voos, Ravelonarivo Jean, Mahafaly Olivier, Ravalomanana Richard (VRP Boeing 777)...des cas d’espèce comme beaucoup d’autres...

    Le principe du système est simple : vous, vous avez pu gagner, mais maintenant, c’est notre tour.

    Et qui sont ces intermédiaires que Lalatiana venait de citer dans ce système corrompu ?

    La franc-maçonnerie et ses appendices de « club de service » !

    Et qui sont les outils à la disposition des intermédiaires ?

    La force de défense et de sécurité !

    Et la boucle est bouclée !

    Répondre

  • 19 novembre à 11:16 | canal baobab 13 (#11848)

    Tsara be Vohitra
    Si hihihi elle Mme Joly remonterait au retour orchestré par paris bercy de ratsiraka en 96 je pense
    Cetre courageuse que toute la classe politique française ( TOUTE) a lâchement décrié ( le mot est faible) lorsqu elle se présente aux présidentielles après avoir battu à la régulière le type du système.. hulot ..gros naz j’y sais fin 80 bref

    Répondre

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