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Comment empêcher un continent de se tenir debout ?

samedi 12 juillet |  325 visites  | 2 commentaires 

Une anthropologie de l’empêchement appliquée à l’Afrique, à Madagascar, et à ses territoires invisibles

L’Histoire n’est pas linéaire. Elle bifurque. Elle dissimule ses mécanismes derrière des mots nobles, des traités, des plans de développement, ou des silences bien polis. Mais lorsqu’on la regarde sans complaisance, lorsqu’on suit les traces de la dépossession dans les institutions, les récits, les budgets, les esprits et les cartes, une mécanique ancienne ressurgit. Une mécanique d’empêchement. C’est elle que le présent article essaie de mettre en évidence. Non pas à travers les discours, mais à l’aide de l’observation des faits et des structures.

Car il y a bien un art subtil, millimétré, pour empêcher un continent de devenir une puissance, économique en l’occurrence. Pour lui faire croire qu’il avance alors qu’il tourne en rond. Pour l’occuper à gérer des urgences qu’on a rendues permanentes. Et ce qui vaut pour l’Afrique est applicable, de manière saisissante, à la situation de Madagascar. Ce pays immense, stratégique, riche, mais toujours maintenu à genoux. Il en est même pour le modèle réduit, le symbole ultime : les îles éparses, territoire maritime amputé, oublié, mais vital. Une absence qui dit en dit long, une sorte de laboratoire à ciel ouvert.

1. Entretenir la dépendance économique
Commençons par la base : l’économie de rente. Voilà des décennies que l’Afrique est maintenue dans un rôle de pourvoyeuse de matières premières. Elle produit, mais elle ne transforme pas. Elle vend, mais ne fixe aucune valeur. Elle commerce, mais selon les prix des autres. Le schéma est connu. Pourtant il perdure.

Madagascar, à cet égard, est exemplaire. Vanille, nickel, or, graphite : tout part, brut. Ce qui revient, c’est la pauvreté [1]. Le pays importe jusqu’à ses tomates en conserve, et son pétrole brut engloutit ses devises. Le déficit commercial est chronique. La dette, structurelle. L’ariary, impuissant. Et pourtant, l’on continue d’appeler cela « croissance » [2].

Les Îles Éparses ? Une zone économique exclusive de 640 000 km2. Riche en poissons, potentiellement en hydrocarbures. Mais hors d’atteinte. Administrée depuis Paris, exploitée à la marge, invisible dans les comptes nationaux. Un territoire qui pourrait produire, mais ne produit rien pour ceux à qui il devrait appartenir.

Afrique Madagascar Îles Éparses
Économie centrée sur l’export de matières brutes sans transformation. Systèmes monétaires contrôlés (ex : franc CFA). Piège de la dette. Madagascar reste dépendant des exportations primaires (vanille, graphite, or) sans industrialisation. Importations massives d’énergie et de produits de base. Les Îles Éparses sont riches en ressources halieutiques, minières, voire énergétiques (hydrocarbures), mais exclues de l’économie nationale.
  • But : empêcher l’accumulation de capital, maintenir l’Afrique dans une économie de rente.

2. Capter les élites, brouiller les récits
Un peuple sans récit est un peuple sans boussole. L’Afrique est riche de cultures, mais pauvre en récits stratégiques contemporains. Ce n’est pas un hasard : la formation de ses élites est pensée hors-sol. Elles sont diplômées, mais déracinées. Ambitieuses, mais désorientées.

Madagascar souffre aussi de ce syndrome [3]. Les plus brillants partent, ou se soumettent. Ceux qui restent ne sont pas formés à penser le pays en termes de puissance. Ils deviennent comptables de la survie, pas architectes du destin. L’école ne raconte plus l’histoire. Elle produit des techniciens [4].

Les Îles Éparses, elles, ne figurent pas dans les livres scolaires. Elles ne sont ni un rêve, ni une blessure, ni un combat. Juste une absence. Pourtant, elles incarnent une question géopolitique majeure, un défi à la souveraineté, un levier économique et symbolique colossal. Mais elles ne font pas récit. Elles sont refoulées.

Afrique Madagascar Îles Éparses
Élites cooptées par la formation occidentale. Production de récits dominés par des paradigmes extérieurs. Affaiblissement des imaginaires souverains. Élite malgache formée à l’étranger et souvent déconnectée. Faible capacité à produire des récits structurants, fierté nationale affaiblie. Le peuple malgache ignore majoritairement l’existence et les enjeux des îles Éparses. Le récit national ne les inclut pas.
  • But : empêcher l’émergence d’une conscience collective stratégique.

3. Fragmenter les territoires, diviser les peuples
L’Afrique est morcelée. C’est une évidence géographique, mais aussi politique et mentale. Les frontières héritées de la colonisation ont produit des États trop petits pour peser, trop divisés pour s’unir. On a fabriqué des rivalités locales pour éviter les solidarités globales.

Madagascar, bien que d’un seul tenant, souffre d’un autre type de fragmentation : une centralisation autoritaire qui produit des périphéries abandonnées. Des régions sans pouvoir, des gouverneurs non élus, des infrastructures bloquées. Le pays fonctionne à deux vitesses, voire à trois.

Les Îles Éparses, c’est la fragmentation portée à son extrême. Un morceau du territoire maritime amputé, administré par un autre État, sans que personne ne s’en émeuve vraiment. L’océan Indien y est quadrillé, contrôlé, militairement sécurisé mais pas par Madagascar. C’est une ligne de fracture invisible mais puissante. Et entretenue [5].

Afrique Madagascar Îles Éparses
Héritage colonial : balkanisation en 54 États. Frontières absurdes. Tensions ethniques instrumentalisées. Structure territoriale décentralisée en apparence, mais recentralisée de fait. Gouverneurs non élus. Fragmentation politique et identitaire. Les îles Éparses sont physiquement malgaches mais administrativement Françaises, créant une coupure territoriale et symbolique majeure.
  • But : empêcher l’unité spatiale et politique, donc la puissance collective.

4. Neutraliser les systèmes de gouvernance
Une puissance se construit sur des institutions fortes. Or, l’Afrique est piégée entre deux extrêmes : des constitutions copiées sans adaptation, et des institutions contournées à volonté. Les contre-pouvoirs sont faibles, la justice est politisée, le législatif est décoratif.

À Madagascar, cette réalité est particulièrement visible. Le Parlement vote ce qu’on lui donne. La justice exécute. Les lois sont nombreuses, mais souvent inappliquées. Les institutions de contrôle sont neutralisées par la peur ou le manque de moyens. Le pouvoir est vertical, verrouillé [6].

Et face aux Îles Éparses ? Rien. Pas de stratégie, pas de front juridique, pas de mobilisation diplomatique. Comme si le pouvoir lui-même avait renoncé à agir. Comme si la souveraineté était optionnelle. Pourtant, dans d’autres pays, des îles moins stratégiques ont fait l’objet de batailles acharnées. Ici, non. Le verrou est mental.

Afrique Madagascar Îles Éparses
États faibles, institutions formelles mais contournées. Justice dépendante. Constitution manipulable. Contrôle exécutif total, Parlement coopté, justice subordonnée. Organes de contrôle (BIANCO, SAMIFIN, HCC) neutralisés. L’État malgache ne défend pas activement ses droits territoriaux sur les îles. Absence de stratégie de reconquête claire ou mobilisatrice
  • But : empêcher la construction d’un État fort, crédible et autonome.

5. Organiser la spoliation des ressources
La question n’est pas de savoir si les ressources sont pillées, mais par qui, et avec quelle complicité. L’Afrique regorge de minerais, de forêts, de terres arables. Mais elles sont exploitées dans l’ombre, pour d’autres, souvent sans traçabilité ni redistribution.

Madagascar est traversé par les mêmes logiques : concessions minières opaques, or illégal, accaparement foncier, circuits offshores. L’économie réelle est souvent invisible, précisément parce qu’elle est organisée pour ne pas apparaître. Ce qui circule, ce n’est pas la richesse, c’est l’extraction [7].

Les Îles Éparses, là encore, incarnent cette logique. Le poisson y est pêché. Le sous-sol est sondé. Les données océanographiques sont exploitées. Mais aucun de ces flux n’alimente l’économie malgache. Le territoire est extrait, mais pas intégré. C’est la spoliation silencieuse.

Afrique Madagascar Îles Éparses
Accaparement des ressources naturelles par des multinationales. Contrats opaques, fiscalité faible, corruption locale. Or, graphite, terres agricoles accaparés par des réseaux politico-économiques liés au pouvoir. Les îles Éparses sont exploitées par la France (pêche, données sismiques, bases stratégiques), sans aucun bénéfice pour Madagascar.
  • But : empêcher les pays africains de tirer profit de leurs propres richesses.

6. Freiner les intégrations régionales
Une Afrique unie ferait peur. Une Afrique connectée serait forte. D’où l’effort pour maintenir les pays dans des logiques bilatérales, verticales, déséquilibrées. Les grandes unions africaines sont souvent des coquilles vides, faute de volonté politique réelle.

Madagascar ne fait pas exception. En marge des corridors économiques, peu intégré à la SADC, distant du COMESA, il reste tourné vers l’Europe ou les Émirats. Sa géographie pourrait en faire un pont maritime, une plaque tournante [8]. Elle est un cul-de-sac.

Les Îles Éparses pourraient au contraire étendre sa ZEE, renforcer sa position dans la coopération océanique, servir de pivot stratégique régional. Mais elles sont aux mains d’un autre. Et leur potentiel d’intégration reste inexploité.

Afrique Madagascar Îles Éparses
Faiblesse des unions économiques régionales. Connexions limitées, barrières douanières persistantes. Absence d’intégration forte à la SADC ou au COMESA. Orientation commerciale extravertie (Europe, Asie, Émirats). Les îles Éparses pourraient élargir la ZEE malgache et renforcer l’intégration maritime régionale (zone SWIO), mais restent exclues.
  • But : empêcher la création de pôles de puissance africains unifiés.

7. Délégitimer toute ambition souveraine
Enfin, le plus subtil : faire croire que rien n’est possible. Convaincre qu’il est naturel d’être pauvre, de dépendre de l’aide, de subir l’histoire. Cela passe par les récits [9], les médias, les écoles, mais aussi par l’absence de modèles positifs.

À Madagascar, cette résignation est palpable. L’État ne rêve plus. La population s’adapte, survit, se débrouille et attend… La politique ne mobilise plus. L’idée même d’une transformation radicale semble absurde ou naïve. L’horizon est bouché.

Et les Îles Éparses ? Elles ne sont pas seulement absentes physiquement. Elles sont absentes mentalement. Comme si on avait désappris à vouloir ce qui nous revient. Comme si revendiquer était un luxe, ou un danger [10].

Afrique Madagascar Îles Éparses
L’Afrique est décrite comme instable, dépendante, incapable de se gouverner seule. Le peuple malgache est souvent résigné, démobilisé, détourné des enjeux collectifs. L’éducation politique est absente. La question des îles Éparses est quasi absente des débats publics, des médias, et des campagnes électorales.
  • But : uer dans l’œuf toute volonté populaire ou élitaire de puissance souveraine.

En conclusion : ce qui empêche, révèle aussi ce qui libère

Les mots sont parfois plus révélateurs que les actes. Lorsqu’on qualifie de « non prioritaire » la souveraineté d’un peuple, lorsqu’on range une revendication légitime dans la catégorie des conflits inutiles, on ne fait pas que minimiser un enjeu : on légitime sa perpétuation.

Ces sept leviers ne sont pas des fatalités. Ils sont construits. Ils sont entretenus. Et donc, ils peuvent être inversés. À condition d’en prendre conscience. À condition de nommer les choses. Et à condition d’oser penser autrement.

Ce que montre Madagascar, c’est qu’un pays peut être riche et resté pauvre. Ce que montrent les Îles Éparses, c’est qu’on peut être souverain sur le papier, mais dépossédé en réalité. Ce que montre l’Afrique, c’est qu’un continent peut avoir tout ce qu’il faut pour être une puissance, sauf la permission.

Il est temps d’arrêter de demander la permission.

Ces leviers ne relèvent pas de la technocratie. Ils relèvent de la volonté. Celle de regarder en face ce qui a été perdu. Et de décider, ensemble, de ce qui mérite d’être repris. Car tout système d’empêchement peut être contourné, dès lors qu’il est démasqué. Ce qui nous manque, ce ne sont ni les ressources, ni les talents, ni les droits. Ce qui manque, c’est l’élan. L’élan de la reconquête. L’élan de dire non, et de bâtir autrement.

L’Afrique n’a pas à devenir une copie conforme d’un modèle venu d’ailleurs. Madagascar n’a pas à mendier la reconnaissance de sa souveraineté. Et les Îles Éparses ne sont pas un détail, mais une fracture. Chaque levier que l’on desserre, chaque récit que l’on reformule, chaque territoire que l’on réintègre, répare une part de notre puissance mutilée.

Les vecteurs de l’empêchement

Mais les structures, à elles seules, ne gouvernent rien. Il faut toujours des mains pour verrouiller un système. Des hommes pour bloquer une nation entière. Et c’est là une des vérités les plus troublantes du cas malgache mais aussi de tant d’autres pays dits en développement.

Le système d’empêchement a ses relais : des missionnaires modernes du blocage. Ce ne sont pas toujours ceux que l’on croit. Ils peuvent parler le langage du progrès, porter des cravates de conférence, signer des partenariats publics ou des contrats miniers. Ils ne brandissent pas d’armes, mais bloquent l’avenir avec un tampon, une clause, une signature. Parfois, il ne faut qu’un cercle d’une dizaine de personnes pour neutraliser les institutions d’un État et détourner à leur profit le potentiel de plus de 30 millions d’êtres humains.

Et pourtant, ils ne sont pas invisibles. Ils sont traçables. Il suffit de suivre les flux. Les propriétés, les sociétés-écrans, les comptes à l’étranger, les villas à Dubaï, les yachts sur les côtes, les valises diplomatiques pleines d’or. « Follow the money [11] », disait-on. Il serait temps que Madagascar commence à le faire pour rééquilibrer les forces et jouir du ruissellement « naturel » qu’une économie nationale doit avoir.

Ce que cela révèle est vertigineux : alors que le PIB par habitant a été divisé par deux depuis 1972, le nombre de millionnaires (en euros) dans le pays [12], lui, a explosé. Plus il y a de pauvreté collective, plus il semble y avoir d’enrichissement individuel. Ce paradoxe n’est pas un accident. C’est une construction. Un effet direct des sept leviers, actionnés avec constance, depuis l’intérieur.

D’où la nécessité de ne pas seulement dénoncer les structures. Mais d’identifier ceux qui les manipulent. Et les empêcher de continuer à le faire.

L’heure est venue non seulement de marcher debout. Mais d’avancer ensemble.

Cinq leviers de retournement

  1. Créer des écoles de souveraineté : pour former non des experts, mais des stratèges enracinés.
  2. Cartographier ce qui nous appartient : terres, zones maritimes, ressources. Le rendre visible.
  3. Réactiver le récit national : par l’éducation, les médias, l’art. Redonner du sens.
  4. Mobiliser autour des territoires invisibles : faire des Îles Éparses un symbole de reconquête.
  5. Bâtir des coalitions panafricaines de restitution : pour que l’un rende ce qu’il a pris, et que l’autre cesse de s’excuser d’exister.

« Car on n’enseigne pas à une nation comment se tenir debout. On lui retire les béquilles. Et on la regarde marcher. »

Rédaction – Diapason

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2 commentaires

Vos commentaires

  • 12 juillet à 13:21 | Ragnarok (#3696)

    Brillant. C’est exactement ça. Juste que les îles éparses se mêlent à la discussion d’une manière presque fortuite tant elles tendent au détail (mais le diable ne s’y cache-t-il pas ?)... Rappelons pour les amateurs de comparaison, les îles Jersey et Guernesey... géographiquement françaises mais oubliées par Napoléon dans un traité (dont j’ai également oublié le nom et l’époque)... Bon, ça fait un peu bancal comme comparaison surtout étant donné les points essentiels soulevés dans l’article. Pas pour Isandra & Co en tout cas, ça demande des neurones et de la réflexion.

    Répondre

  • 12 juillet à 14:55 | Vohitra (#7654)

    On ne peut que remercier diapason pour ce tour d’horizon explicite sur des faits et contextes ayant débouché à l’agonie d’une Nation et la faiblesse et le dysfonctionnement presque parfait de l’État.

    Mais il se peut que la présentation est un peu évasive ou bien un peu subtile en contournant les maux pour ne pas mettre à découvert les trois mamelles qui favorisent la forte rémanence du désastre.

    1- La majorité des élites politiques et des intellectuels nationaux confinés en ville et principalement à la capitale du pays n’ont jamais été capable de projeter un schéma de développement indépendamment d’une communauté d’intérêts avec la vision française de la coopération avec ses anciennes colonies.

    2- Le système politique unitaire et fortement centralisé toujours adopté par les régimes successifs au pouvoir à Madagascar ne sert qu’à favoriser l’émergence et l’apparition de nouvelles bourgeoisies prédatrices à vocation de domination politico-economique par le biais des ressources de la Nation

    3- L’outil performant très actif à l’œuvre dans le développement de la politique néocoloniale française reste encore et toujours le maintien de l’opposition ethnique et raciale entre les diverses composantes de la Nation pour susciter la méfiance réciproque et pour affaiblir le patriotisme local pouvant porter ombrage à la stratégie de rente défendue.

    Bref, depuis l’indépendance de 1960 jusqu’à maintenant, Madagascar n’a jamais su se défaire et s’émanciper de la politique de coopération française qui ne fait que prolonger d’une autre manière et avec une autre version le pacte colonial d’une autre époque...

    Répondre

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